C’est une histoire que vous aurez du mal à croire peut-être, et pourtant c’est une histoire vraie. Je n’invente rien, je n’enjolive ni n’enlaidis rien.
J’essaie de rester au plus près de ce qui s’est passé il y a trois jours, mardi 24 avril 2012.
Avec mon mari qui a accepté de m’y conduire en voiture, je suis allée au centre fermé de Merksplas.
Merksplas, c’est un petit bourg en Flandres, à quelques kilomètres de Turnhout, où se trouvent une prison et non loin d’elle, un de 7 centres fermés pour « illégaux » que compte la Belgique.
J’avais convenu avec Bachir, l’un des 23 grévistes de la faim qui a été arrêté par la police dans la nuit du mercredi 18 au jeudi 19 avril, accusé d’avoir volé un téléphone portable, et qui y était depuis lors maintenu, que je viendrais au centre fermé pour lui rendre visite.
Une autre personne avait déjà voulu s’y rendre le vendredi 20 mais la direction du centre lui avait refusé l’entrée au motif qu’elle était membre du comité de soutien des grévistes de la faim. Je n’en suis pas membre et je ne me suis pas inquiétée de me voir refuser l’entrée.
A 12h30, à l’accueil des visiteurs, je rencontre trois dames âgées déjà qui, comme moi, parlent français. Elles sont venues en train et en bus, l’une depuis Jambes, près de Namur, les deux autres depuis Bruxelles. Elles sont en route depuis 6h du matin.
Elles parlent entre elles de la personne à qui elles viennent rendre visite, un monsieur qu’elles aiment bien d’après ce que je comprends, et qui s’appelle Rachid. Elles disent qu’il est poli, gentil, bien élevé… et qu’elles ne comprennent pas qu’il soit enfermé là.
Quelques autres visiteurs nous rejoignent et patientent avec nous. Une jeune femme, parmi ceux-ci, est plus habituée et connaît les règles. Elle nous explique que les produits que nous apportons seront remis plus tard à la personne que nous venons visiter et que les billets de banque sont interdits. Les pièces de monnaie par contre sont acceptées.
Mon mari et moi, nous fouillons nos portemonnaies et nous partageons notre monnaie avec les dames plus âgées qui n’ont que des billets. Elles déplorent de ne pas avoir apporté de produits de soin pour Rachid et je partage avec elles ceux que j’ai apportés pour Bachir.
Deux des trois dames sont admises dans le sas d’entrée. Elles ne savaient pas que deux visiteurs était le maximum autorisé par visite. La troisième dame reste assise sur le bord du sas d’accueil extérieur. C’est à mon tour de présenter ma carte d’identité et de donner le nom et le numéro de chambre de la personne à qui je viens rendre visite.
« Votre nom n’est pas sur la liste »… Voilà ce que me dit l’hôtesse d’accueil. Je m’étonne, je dis que j’avais bien communiqué mon nom à Bachir pour qu’il indique qu’il acceptait ma visite. C’est en effet ainsi qu’il faut procéder.
L’hôtesse d’accueil se renseigne par téléphone et j’attends, toujours en compagnie de mon mari, de la troisième dame et des quelques autres visiteurs.
Après quelques minutes, elle me rappelle devant le guichet bien fermé. Il y a juste une petite ouverture par laquelle j’ai glissé ma carte d’identité quelques instants plus tôt. Elle y glisse ma carte dans ma direction en disant : « Vous n’êtes pas autorisée à rentrer… ».
Je m’étonne. « Pourquoi ? ».
« Parce que vous êtes de la VUB ».
Je m’étonne encore et je lui dis : « Non, je ne suis pas de la VUB, je n’ai rien à voir avec la VUB ».
« C’est comme ça, me répond elle, c’est la direction qui le dit. »
J’insiste et je répète : « Je n’ai rien à voir avec la VUB, je suis une sympathisante des sans papier bien sûr, sinon je ne serais pas devant votre guichet… Est-il possible de rencontrer la direction ? »
L’hôtesse reprend son téléphone. Je continue à attendre. Mon mari propose d’entrer à ma place, si c’est impossible pour moi d’y aller. Lui aussi tend sa carte d’identité à l’hôtesse qui parlemente au téléphone. Finalement, elle nous dit de nous mettre sur le côté, qu’elle doit faire rentrer les autres visiteurs, que quelqu’un de la direction va venir nous parler plus tard.
Nous nous exécutons et nous attendons. Les 3 ou 4 autres visiteurs rejoignent les deux dames dans le sas d’entrée.
Finalement, l’hôtesse me rappelle : « D’où connaissez-vous Monsieur Bachir D. ? »
Je suis surprise par sa question mais la réponse me vient spontanément. « Je suis sympathisante des sans papier depuis longtemps, j’ai entendu parler de lui et d’autres sans papier qui ont squatté un immeuble vide, à Ixelles, ils étaient entre deux cent et trois cent personnes… Puis ils ont été expulsés et certains ont logés sous tentes sur la place Fernand Cocq, juste devant la Maison Communale… »
Elle répète ma réponse, sans doute à quelqu’un de la direction, avec qui elle est en communication téléphonique.
« Vous savez qu’il faisait la grève de la faim ? » me demande-t-elle ensuite.
« Oui, je le sais, je sais qu’ils sont 23 personnes à faire la grève de la faim. »
Elle répète. J’attends. Elle me regarde et me dit alors: « C’est bon, vous pouvez entrer. »
A mon tour, je rejoins les autres visiteurs qui attendent dans le sas d’entrée. Il est 13h 10. Je signe les papiers qu’on me demande de signer et confie les produits de soin à un gardien qui les met dans un sac plastique. Il me met aussi une marque sur la main mais d’une encre invisible. Avec les autres visiteurs, j’attends. Finalement deux gardiens arrivent et nous ouvrent la porte.
Ils nous précèdent dans une grande cour entourée de hautes clôtures surmontées de rouleaux de fils barbelés. Je reste à l’arrière avec les deux dames âgées, l’une d’elle a beaucoup de difficulté à marcher. L’autre regarde partout autour d’elle. Elle s’exclame, très fort, en direction de son amie qui est à la traîne : « Mais on dirait Buchenwald ici… ça me rappelle les films de la guerre… »
Et puis elle s’adresse à moi : « C’est vraiment une prison, je ne m’y attendais pas, ils ne savent vraiment pas s’enfuir… »
Je dis « oui, un centre fermé c’est comme une prison. »
Nous arrivons ensuite à la cantine. Il faut d’abord passer par un portique de sécurité… J’ai reçu un papier à l’entrée qui donne des explications aux visiteurs. Parmi celles-ci, il est dit qu’une visite au centre fermé peut être dangereuse pour la santé de la femme enceinte et du fœtus… Sans doute à cause de ce portique, me dis-je… mais je n’en sais rien.
Dans la cantine, l’attente continue. Nous nous éparpillons autour des tables. Je me demande où me mettre, quel serait le meilleur endroit où m’assoir pour avoir un peu de tranquillité avec Bachir. Je choisis une table à l’écart, loin des distributeurs de boissons. Je vois entrer un homme d’une quarantaine d’années. Tout sourire, il se dirige vers les deux dames… L’une d’elle pousse des cris de joie : « Rachid… mon petit Rachid… » et elle le serre dans ses bras.
A ce moment-là, un gardien me fait signe… « Vous, c’est pas ici la visite… Venez avec moi ».
Je le suis jusqu’à l’entrée de la cantine. « Attendez. On va venir vous chercher. C’est dans un autre bâtiment. »
J’attends. Un autre gardien arrive et me fait signe de le suivre. Nous retraversons la cour et entrons dans un autre bâtiment. Une, puis deux, puis trois portes s’ouvrent et se referment derrière moi. Nous entrons dans un long couloir sale. Une femme m’accueille. Je la suis. Elle prend son trousseau de clé et ouvre une porte… J’entrevois Bachir de profil, assis sur un lit. Elle me laisse passer et j’entre dans la chambre.
« Je vais refermer la porte à clé. Vous avez le bouton ici pour appeler si vous avez besoin de quelque chose ou pour sortir. Si non, je viens vous chercher quand la visite est finie. » Bachir se lève. Il me sourit. Je remercie la gardienne qui sort en fermant à clé comme elle l’a annoncé. Je crois qu’à ce moment il devait être 13h30.
J’apporte à Bachir des nouvelles des autres grévistes de la faim.
Principalement, leur décision prise la veille au soir d’arrêter la grève.
Leur déception de n’avoir rien obtenu mais leur détermination à vivre.
Bachir me dit qu’il va arrêter la grève lui aussi.
Je lui donne les conseils de réalimentation préconisés par le médecin qui les suit depuis le début de la grève de la faim.
Je lui donne le papier de Fedasil qui explique la procédure de retour volontaire.
Ce papier a été remis la veille à tous les autres grévistes, avant qu’ils prennent leur décision.
Et je lui donne aussi la carte de téléphone qu’il m’a demandée et le numéro de l’avocat pour qu’il se mette lui même en contact avec lui.
Ce qui se passe pendant la visite n’a pas lieu d’être raconté ici en détails.
Bachir m’explique comment s’est passée son arrestation quelques jours plus tôt, comment il était sorti avec une autre personne sans papier mais non gréviste, parce qu’il devenait fou de rester enfermé sans manger depuis presque 100 jours, comment ils sont allés à la gare du Midi, comment il a utilisé un téléphone portable qui avait été volé par son compagnon, pour appeler sa famille… et comment les policiers les ont repérés et l’ont arrêté parce qu’il n’avait, contrairement à l’autre personne, pas la force de s’enfuir.
Il me parle de son village d’origine, à 250 km d’Oran en Algérie, de son arrivée d’abord en Espagne et puis en Belgique…
Il me transmet un message pour les autres personnes ex-grévistes de la faim…
« Je m’excuse, je demande pardon, parce que j’ai fait une bêtise… »
Nous parlons simplement.
Avant la fin de l’heure de visite, je lui dis au revoir. Je pense à mon mari qui m’attend à l’entrée. Je pense qu’il est temps que j’y aille. Je lui dis que je transmettrai son message.
Il me dit des noms, des prénoms… « Saluez bien Jamal, Mimoun… Oumar et Mohammed… »
Je promets de le faire. J’appuie sur le bouton et presqu’aussitôt, la gardienne vient m’ouvrir. Un dernier au revoir à Bachir et je la suis dans les couloirs du bâtiment, puis dans la cour extérieure, jusqu’au sas d’entrée. Je récupère ma carte d’identité et je sors.
Mon mari, en m’attendant, a tenu compagnie à la troisième dame. Ils sont assis côte à côte sur une pierre froide. Il est presque 14h15, l’heure de fin de la visite. Je dis à la dame que j’ai vu Rachid et qu’il était très heureux de voir ses amies. Mon mari demande à la dame si elle souhaite qu’on attende avec elle ses amies. Elle dit non, elle dit que ce n’est pas la peine puisqu’elles ne vont plus tarder.
Nous la saluons et rejoignons le parking.
Dans la voiture sur le chemin du retour vers Bruxelles, mon mari me demande si je sais qui sont ces trois dames âgées. Je dis non, celles avec lesquelles je suis rentrée dans le centre ne m’ont rien dit.
Il m’explique alors qu’en nous attendant il a eu une longue conversation avec la troisième dame restée à l’extérieur.
Elle lui a expliqué qu’elle et ses deux amies sont toutes les trois « Madame pipi ».
La dame qui a attendu à l’extérieur travaille à Namur, ses deux amies à Bruxelles.
L’une des deux, celle qui s’est étonnée devant les clôtures et les barbelés, connaît Rachid depuis longtemps. Elle travaille dans le métro De Brouckère et Rachid y est souvent. Il mendie mais aussi, il l’aide, quand il y a un grand nettoyage à faire dans les lieux d’aisance, quand des gens renversent de la bière ou vomissent, par exemple…
La présence de Rachid la rassure aussi, parce qu’elle ressent son lieu de travail comme dangereux… Il y a beaucoup de monde, beaucoup de trafics de toutes sortes, de drogues en tout cas…
Voilà pourquoi elles sont venues toutes les trois pour lui rendre visite ce mardi 24 avril.
Je n’en reviens pas. Personne n’oserait inventer une histoire comme celle là.
Mon mari me raconte enfin que Rachid a été arrêté dans le métro il y a quelques jours… D’après la dame avec laquelle il a parlé pendant près d’une heure, une quatrième Madame pipi a eu peur de lui et a appelé la police.
Peur de quoi ? Pourquoi ? De quoi a-t-on accusé Rachid ?
Mon mari n’en sait pas beaucoup plus… Il avait un couteau, paraît-il…
Mais quoi qu’il en soit, coupable de quelque chose ou coupable de rien, Rachid n’a pas de papier… il n’a donc pas de droit.
Je ne sais pas s’il sera expulsé. Je ne sais pas si Bachir sera expulsé.
Mais je sais que les trois visiteuses âgées, les trois Madame pipi, comme moi et comme beaucoup d’autres, nous ne partageons pas la peur que l’on répand à propos de ces personnes sans papier.
Oui, ça je le sais. Et c’est important de le raconter je crois.
Bron : Laurette Vankeerberghen
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